l.ordinaire

Tout ce qu'il y a d'extraordinaire quand on déplie l'ordinaire.

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Par Xavier de Graff
28 avr. · 4 mn à lire
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La séparation N°25

La vie amoureuse

Au-dessus de ma bibliothèque, il y a une boîte dans laquelle je conserve les lettres et les mots d’amour ou d’affection que l’on m’a adressés, aussi bien mes compagnes et amantes, que mes filles ou mes amis. Je ne les relis jamais mais je suis content de savoir qu’ils sont là, comme la preuve que je peux être aimé malgré les doutes qui m’assaillent, souvent vers 18h30, 19h00. Les lettres datent un peu car désormais on me les envoie par mail. Bon, ce n’est pas non plus comme si on m’en adressait toutes les semaines, ni même tous les mois. D’ailleurs, je ne sais même plus qui m’a écrit la dernière fois.

Dans cette boîte, je range aussi tous ces petits mots manuscrits, qui font de la résistance sur leurs bouts de papier, que l’on écrit vite fait le matin pendant que l’être aimé dort encore, ou qui accompagnent un petit cadeau surprise de non-anniversaire. Je les mets aussi dans cette boîte car je n’ose pas les jeter par superstition, alors même que leur contenu est souvent basique — « je t’aime » avec un cœur à la place du “aime” — et leur validité toujours éphémère — jusqu’à la prochaine contrariété. C’est pourquoi j’y conserve également les mots d’injures — t’es vraiment qu’un gros connard ! — afin d’avoir toujours en mémoire que l’amour humain est une denrée périssable, et, en général, finit mal, comme on le sait.

A ce propos, j’ai une question pour vous : êtes-vous certaine ou certain d’aimer la personne qui partage votre vie ? Ne vous contentez pas d’une réponse rapide et automatique, comme ce “oui” que l’on donne en pâture à son conjoint quand il nous demande si on l’aime. Il ne se rend pas compte que sa question, le fait même de la formuler, fait immédiatement pencher la réponse du côté du non. En réalité, il en a une proto-conscience car il sent plus qu’il ne sait que sa question est nourri par ses doutes : doute de son propre amour, qui pivote en angoisse qu’il en soit de même pour vous ; doute du vôtre, d’amour, qu’il n’estime pas à la hauteur de ses attentes. De toute manière, si la question est toujours pesante pour le destinataire, sa réponse positive ne peut jamais être satisfaisante pour celui qui la pose et le conduit souvent à imposer cette double contrainte : tu dis oui parce que je te le demande (soupirs plaintifs). L’amour est allergique aux demandes de réassurance car elles le déplacent sur un territoire qui n’est plus celui du désir. Peut-être en réalité votre conjoint attend-il en secret que vous lui répondiez non car alors il ne douterait plus de votre sincérité ? C’est bien une caractéristique du non d’apparaître en général plus authentique que le oui, et le drame de l’union que de contenir, enlacés, les mots oui et non. Alors, oui ? Non ? Pas si simple, n’est-ce pas ?

C’est à cause de cette question sur l’amour qu’un dimanche d’automne L. et moi nous sommes séparés. Nous marchions paisiblement dans le jardin du Luxembourg quand elle m’a déclaré que depuis quelque temps elle me sentait moins amoureux. « C’est le cas ? » m’a-t-elle demandé en s’arrêtant, se tournant vers moi, et m’obligeant à faire de même. A ce moment-là, nous longions le grand bassin par la droite et mon esprit était accaparé par une petite saynète où un père montrait à son jeune fils comment mettre à l’eau correctement, sans le prendre par le mât, le Sloop qu’il avait probablement loué au kiosque à bateaux. Je suis toujours très ému par les situations où l’on voit un père exprimer son amour pour son fils surtout quand il s’agit de retrouvailles ou d’une réconciliation. Je pense en particulier à deux scènes de films. La première, dans Paris Texas de Wim Wenders. Travis, le personnage principal, est venu chercher Hunter, son fils de sept ans, à la sortie de l’école. Il vient de le retrouver quelques jours auparavant après l’avoir abandonné à ses trois ans. Dans un long plan séquence, le père et le fils remontent en silence une rue déserte chacun sur le trottoir opposé, à la tombée du jour. Au bout d’un moment, Travis s’arrête, imité par Hunter. Après quelques secondes, Travis décide de traverser la rue pour retrouver Hunter. Au moment même où il décide de le rejoindre, la guitare mélancolique de Ry Cooder reprend son thème. C’est là que je pleure, à chaque fois, comme si quelqu’un en moi, je ne sais qui, appuyait sur un bouton. La seconde scène est la dernière de L’incompris, film de Luigi Comencini. C’est l’histoire d’un père qui, à la mort de sa femme, ne capte pas la douleur refoulée de son fils de onze ans, qu’il croit donc insensible. Jusqu’à la fin tragique où le père prenant conscience de sa méprise confie enfin à son enfant mourant, sur fond du 2e mouvement adagio du Concerto pour piano no 23 en la majeur K.488 de Mozart : « Tu es vraiment le fils que tout père voudrait avoir. » C’est un film cruel. Pas juste par son thème mais parce qu’il m’a laissé plein de larmes et de morve quand la lumière dans la salle est soudain revenue. Je ne sais pas pourquoi je suis si sensible à ces scènes. Cela doit être psychologique…

En temps normal, j'aurais rassuré L. d’un « mais pas du tout ! » assorti de quelques explications concrètes pour expliquer son impression — fatigue, préoccupation professionnelle, etc. — et nous aurions poursuivi notre marche paisible à peine troublée par cette vaguelette. Mais ma bande passante était si occupée par ce qui se jouait au bord du bassin entre ce père et ce fils, que mon inconscient est parvenu à se frayer un passage jusqu’à la surface du réel pour y produire un involontaire mais sincère « Oui, tu as raison ! ». L. m’a regardé, incrédule, comme si elle n’avait pas même envisagé cette réponse à sa question qui pourtant l’appelait pour moitié. Au lieu de me reprendre — stupéfait moi-même par mon audace, y percevant même une sorte de dignité pour toutes les fois où, par confort ou par lâcheté, mon inertie l’avait emporté —, je n’ai rien dit. L. m’a encore dévisagé pendant quelques secondes, dans l’attente que mon logiciel intérieur, visiblement en plein bug, reprenne sa routine. Puis, comme je ne réagissais pas, elle m’a tourné le dos et elle est partie. Je suis encore resté un moment à observer l’enfant pousser le bateau avec son bâton puis tourner autour du bassin pour aller l’accueillir là où le vent l’emporterait.

L. ne voulait pas qu’on l’aime à moitié et moi j’étais incapable de lui garantir que mon amour était constant. Il suivait une courbe sinusoïdale dont l’expression négative — la partie sous la valeur moyenne — me plongeait toujours dans une double culpabilité : celle de rester en couple avec quelqu’un qu’à ces moments-là je n’aimais pas autant que je le voudrais et m’en juger malhonnête, celle de faire le constat que j’étais incapable d’aimer correctement et m’en trouver handicapé. Mon malaise était d’autant plus intense qu’il m’était impossible de partager mes états d’âme avec ma bien-mal-aimée : non seulement il m’arrivait de ne pas ressentir d’amour pour elle, mais en plus je n’avais pas la sincérité de le lui confesser. Quand la courbe passait en dessous de la valeur moyenne, l'insignifiance des motifs qui en étaient la plupart du temps la cause rendait leur aveu impossible : il fallait bien que je donne l’illusion d’une certaine constance dans mes sentiments si je voulais que le couple perdure malgré mon infirmité. J’étais presque soulagé quand L. avait été assez pénible pour me donner de bonnes raisons de ne pas l’aimer.

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